Précieuses pierres à encre de la collection Yang Ermin

Yang Ermin 杨佴旻, éminent représentant du lavis polychrome contemporain chinois, rénove la peinture à l’encre en mettant l’accent sur la couleur. Ce peintre-poète né en 1971, formé à Nankin, puis au Japon, renoue ainsi avec les fresques de Dunhuang ou les paysages à la manière « bleu et vert » des Tang. Grâce au médium qu’est la peinture à l’encre et au lavis, mais aussi par l’intermédiaire d’une collection de pierres à encre qui lui tient à cœur, il tisse des liens étroits avec les maîtres du passé. Dans la Chine classique, les peintres calligraphes aimaient en effet à s’entourer d’un certain nombre d’objets qui avaient une valeur pratique ou esthétique, au premier rang desquels figuraient les quatre ustensiles qualifiés de « trésors du cabinet du lettré » : le pinceau, l’encre, le papier et la pierre à encre. Cette dernière a toujours été particulièrement prisée parce qu’elle était la compagne la plus fidèle, le seul témoin des temps passés, qui ne s’use pas comme l’encre ou le pinceau. Une exposition à Lodève en 2014, une autre en 2016 à la mairie du 12e à Paris avaient déjà permis de mesurer l’intérêt de ce peintre pour les natures mortes et pour l’objet, motif central de ses peintures aux vibrantes couleurs évoquant tout autant Lin Fengmian (1900-1991) qu’Édouard Vuillard (1868-1940), et qui ne le cèdent en rien face à Wu Guanzhong (1919-2010) ou Pierre Bonnard (1867-1947). L’objet y apparaissait également sous forme de sculptures en bronze fructiformes à vocation propitiatoire, qui n’avaient pas manqué d’intriguer par leur aspect inédit le commissaire des deux expositions, Christophe Comentale, conservateur en chef au Musée de l’homme et remarquable découvreur de chefs-d’œuvre chinois[1], telle cette étrange boule hérissée de piquants intitulée Fruit interdit ou durion, (2012) (Fig. 1). Dans la continuité de ces expositions, Christophe Comentale a également présenté en 2018 au Musée des arts asiatiques de Toulon, puis au Musée des arts asiatiques de Nice, un florilège de la riche collection de pierres à encre de Yang Ermin afin de donner un aperçu, cette fois, des talents de collectionneur de ce dernier. En examinant quelques-unes des huit cents pièces qu’il a acquises au fil des ans et qui couvrent une période allant du Néolithique aux débuts de la République (1912), nous essaierons de mieux appréhender l’univers du lettré tel que le conçoit Yang Ermin, qui affirme ainsi pleinement son statut d’homme de goût et de culture[2].

On se souvient du culte des lettrés chinois pour les pierres, ces noyaux d’énergie vus comme une manifestation concrète du dynamisme de l’univers. L’exemple du poète Mi Fu (1051-1107), qui, éprouvant une passion pour les pierres, s’inclina devant l’une d’elles en l’appelant « frère aîné », est souvent cité à ce sujet[3]. Bien connue est la pierre à encre en forme de montagne qu’il dessina dans un traité intitulé Histoire des pierres à encre (Yanshi 砚史) et décrivit comme un paysage de pics escarpés où son imagination pouvait vagabonder sans fin. « La grotte inférieure communique avec la grotte supérieure par une triple contorsion. J’y ai fait, un jour, une randonnée mystique. », écrivait-il, évoquant l’expérience de communion spirituelle qu’il éprouvait face à ce microcosme [4]. En effet, en Chine, toute pierre apparaît précieuse, car elle condense en elle les forces telluriques et le souffle-énergie qui façonne l’univers selon la pensée taoïste.
Pour fabriquer les pierres à encre (砚台 yantai en chinois, suzuri en japonais), certaines variétés seront pourtant préférées à d’autres, pour des raisons essentiellement pratiques. La pierre à encre classique se présente généralement comme un bloc rectangulaire ou ovale en schiste, doté d’une partie plane, dite « mer » ou « plan d’eau » (yantang 砚堂), qui jouxte une cavité ou bassin (yanchi 砚池), le tout entouré d’un rebord (yanbian 砚边). Sur le minéral de préférence sombre se distinguent parfois des nuances pourpres, violettes ou vertes. Alors que les bords peuvent être finement gravés, le dessus de la pierre est réservé, au moins partiellement, au broyage de l’encre. Cet espace devant rester libre de tout décor est habilement intégré à la composition. Un spécimen typique, de couleur sombre, ovoïde, sculpté de feuillages et de pêches d’immortalité, est exposé au musée Guimet (MG12861) à côté de pots à pinceaux, pose-pinceaux, récipients à eau, pains d’encre ornés de décors raffinés et autres panneaux de table autrefois présents dans le cabinet du lettré.
Sur le plat de la pierre, après y avoir versé quelques gouttes d’eau, on frotte un bâton d’encre en décrivant des cercles aussi larges que possible. Le grain de la pierre doit légèrement attaquer le bâton d’encre, qui doit pouvoir s’y dissoudre le plus finement possible. Lorsque celui-ci commence à se déliter, on obtient une petite quantité de liquide qui ne pourra pas se conserver au-delà d’une journée. Le geste de frottement du bâton d’encre sur la pierre contribue à préparer le peintre-calligraphe à l’état de concentration nécessaire à la création. Apte à préserver l’humidité de l’encre, elle devra elle-même être régulièrement humectée lorsqu’elle n’est pas utilisée. La qualité de la pierre influera sur celle de l’encre ainsi que la rapidité à laquelle elle se forme. La surface devra être tendre (run 润), ni trop lisse, ni trop rugueuse, ni trop poreuse, afin de ne pas absorber l’encre qui sinon sècherait trop vite. Si on souffle dessus, plus longtemps la trace reste visible, meilleure est la qualité de la pierre.

L’encre, issue de suie de pin et de colle animale ou végétale, est séchée sous forme de bâtonnets ou de pains utilisables pendant une centaine d’années. En revanche, elle ne peut se conserver à l’état liquide. Le pinceau, qui daterait du Néolithique, mais dont l’aspect actuel daterait des Royaumes Combattants (475-221 av. JC), est constitué de poils d’animaux divers insérés dans un manche creux. Appliquée sur la pierre à encre, la touffe s’ouvre comme un éventail et se referme ensuite sur l’encre. La qualité du pinceau dépend des poils utilisés, plus ou moins flexibles. Le papier, apparu sous les Han de l’Est (25-220), initialement à base de chanvre, est constitué de fibres de bambou et de mûrier à partir des Tang (618-907). La production s’accroît sous les Song du Nord (960-1127) avec les progrès de l’imprimerie. Aujourd’hui, le papier dit xuanzhi 宣纸est fabriqué à partir d’écorce de fusain vert ou d’orme mêlée à de la paille de riz.
La pierre à encre choisie pour l’affiche de l’exposition montre que toute pierre peut être jugée comme un matériau digne de cet usage, puisqu’il s’agit vraisemblablement ici de calcaire (Fig. 2). Sur son pourtour entièrement sculpté ne laissant libre qu’un espace relativement restreint sur moins de la moitié de la surface, on reconnaît la silhouette replète d’un homme réjoui, pourvu d’une longue barbe et d’un chapeau de mandarin et tenant un gros pinceau à la main. Celui-ci représente le célèbre poète Li Bai (701-762) des Tang, si débordant d’imagination et de passion, modèle vénéré de tout poète chinois. Rappelons que Yang Ermin est également l’auteur d’une poésie imagée et colorée que nous avons analysée ailleurs[5].

Les pierres à encre les plus anciennes datent du Néolithique, comme en témoigne une tortue de jade issue de la culture Hongshan (Fig. 3). La matière, trop dure et trop lisse, n’est sans doute pas la plus adaptée au broyage de l’encre, mais la silhouette bien reconnaissable de l’animal lui confère un charme indéniable. Malgré cette origine lointaine, ce n’est que sous les Song, avec l’apparition du « mythe du lettré », que la pierre à encre commence à figurer sur la table des connaisseurs en tant qu’objet de collection[6]. Le célèbre poète Su Dongpo (1037-1101) ne disait-il pas : « Celui qui n’est pas propriétaire de fermes, sa vie repose sur sa pierre à encre » ?[7]

Il n’est guère étonnant que la collection Yang Ermin comporte plusieurs exemples de la pierre à encre la plus prisée, fabriquée en pierre de Duan (Duanyan 端砚), du nom de la rivière Duanxi et du district de Duanzhou dans la province du Guangdong, à une centaine de kilomètres à l’ouest de Canton. À la fois doux et lisse, ce schiste argileux et siliceux fut découvert sous les Tang. Les reflets violets ou bleutés, les veines rouges, oranges ou blanches ajoutent à sa valeur. Les taches blanches, appelées « yeux de moineau » (queyan 雀眼) si elles sont rondes et « larmes » (lei 泪 ) si elles sont ovales, dites « yeux vivants » (huoyan 活眼) quand elles sont brillantes ou « yeux morts » (siyan 死眼) quand elles sont ternes, sont incorporées au décor par l’artisan, qui contrairement à l’heureux possesseur de la pierre, demeure le plus souvent dans l’ombre et l’anonymat. Elles résistent à plusieurs centaines d’années d’utilisation. Les grottes les plus anciennes comportent la mine antique, d’accès interdit, ainsi que des galeries ouvertes en 1963 plongeant dans le lit de la rivière : de la grotte dite « du bas » (xiayan 下岩) est extraite la pierre de Duan la plus appréciée, au grain ténu, au son clair, aux « yeux de moineau », qui accroche efficacement l’encre et se lustre avec le temps. Réputée aussi dure que le jade, elle rend un son clair si on la frappe d’un coup sec. Avec un bâton d’encre humide, elle résonne d’un son sourd : on dit alors que l’encre pénètre dans la pierre (ru yan 入砚), signe d’harmonie entre les deux matériaux[8] .
Selon le poète Li He (791-817) des Tang, connu pour son goût du fantastique et du chamanisme, « les artisans de pierre de Duanzhou, d’une habileté divine, sont montés jusque dans le ciel, ont affûté leurs couteaux et découpé les nuages pourpres. »[9] Cette prédilection pour les pierres à encre de Duan s’est perpétuée jusqu’à nos jours, comme en témoigne le roman de Jia Pingwa intitulé La capitale déchue (Feidu 废都) (1993). Dans une scène de cette fresque sociale dépeignant un monde décadent, Zhao Jingwu, un ami du personnage principal, écrivain renommé du nom de Zhuang Zhijie, présente à ce dernier une collection de pierres à encre qui fait sa fierté. Il souligne leur valeur inestimable, due à leur dureté, à leur sonorité, ainsi qu’à leur histoire, une inscription évoquant l’appartenance de l’une d’entre elles à Wen Zhengming (1470-1559), illustre peintre de paysages et de bambous. Bien plus qu’un outil d’écriture ou de peinture, les pierres à encre deviennent ainsi lieu d’échange et de mémoire, à la manière des peintures elles-mêmes.

Les deux hommes s’assirent à nouveau. Zhao Jingwu ouvrit une malle en bois d’où il sortit des pièces de collection qu’il montra à son ami ; peintures et calligraphies anciennes, porcelaines fines, objets de bronze, pièces de monnaie, estampes. Mais ce que Zhuang Zhijie préférait, c’étaient onze vieilles pierres à encre chinoise, véritable fierté de leur propriétaire. Non seulement elles étaient en pierres rares de Duanxi, mais qui plus est, très anciennes. Zhao Jingwu les prit une à une et les passa à Zhuang Zhijie émerveillé, qui les palpa, les fit tinter à son oreille. Sur chacune étaient gravés les noms des propriétaires successifs. Zhao Jingwu lui expliqua la chronologie, leur titre honorifique, comment et pourquoi la pierre était passée à la postérité. Zhuang Zhijie en était médusé :
— Comment as-tu constitué une telle collection ?
— Celles-ci, je les ai depuis longtemps, d’autres proviennent de trocs, et celle-là par exemple m’a coûté trois mille yuans.
— Trois mille yuans, une fortune !
— Cher ? Aujourd’hui, même à vingt mille yuans, je ne m’en séparerais pour rien au monde. (...) Dès que j’ai vu cette pierre, j’ai eu le coup de foudre et j’ai voulu l'acheter. Ils en voulaient dix mille yuans, mais à force de marchander, comme je les connaissais bien, je l’ai eue pour trois mille.
Zhuang Zhijie, perplexe, la prit et l’examina avec minutie ; effectivement le poids de la pierre était considérable en comparaison des autres. Il testa ensuite sa dureté avec ses dents, puis sa sonorité, fine comme celle du métal, en la plaçant à son oreille, et pour finir il découvrit en la retournant quelques caractères très explicites : « Wen Zhengming la posséda »[10].
Un spécimen de la collection Yang Ermin datant de la dynastie des Ming (1368-1644) revêt les nuances purpurines si recherchées et offre sur tout son pourtour rectangulaire un élégant décor sculpté de pins et de bambous, symboles auspicieux d’endurance et de longévité parmi lesquels évolue un singe, autour d’un plan et d’une cavité en forme de soleil et de lune (Fig. 4). Une autre pierre à encre de Duan de la même période présente un profil rectangulaire très pur et très sobre dit chaoshou 抄手 , dont l’ouverture sur le devant permet de saisir l’objet d’une seule main (15,9 x 9,8 x 4,5 cm) (Fig. 5). Le bord est formé d’une simple moulure. Une autre pierre de Duan, de forme circulaire, sombre à reflets légèrement pourpres, est enveloppée sur une moitié de végétaux symboles de bonheur et de longévité (Fig. 6).

Malgré son nom, qui comporte en chinois le radical de la pierre (yan 砚), la pierre à encre peut également être fabriquée à partir d’un matériau comme la terre cuite, la céramique ou la porcelaine. L’une d’entre elles, la pierre de Chengni (chengni yan 澄泥砚), évoque de prime abord la pierre de Duan, mais il s’agit en réalité d’une imitation de terre cuite produite au Shanxi. Considérée comme la meilleure pierre à encre de céramique, elle fut très populaire sous les Tang. La fabrication n’en était pas aisée : du limon était collecté en plaçant un certain temps un sac en tissu dans un ruisseau, puis filtré et séché au soleil. Il était ensuite mélangé à une substance végétale résineuse et pétri, moulé, décoré au couteau, puis séché dans un lieu sombre et frais. Il était ensuite cuit au four une dizaine de jours. Une fois refroidi, il était enduit de cire noire et plongé dans du vinaigre de riz avant d’être cuit à la vapeur une demi-douzaine de fois. D’une couleur désormais semblable à celle de la pierre de Duan, il rendait un son métallique quand on le frappait. Yang Ermin possède une belle pièce de Chengni de la dynastie des Qing à décor sculpté de lions jouant avec une perle. Tout le pourtour est pourvu de motifs d’écailles et de végétaux, tandis que le rebord s’orne de deux lions en haut relief (Fig. 7).
Ce n’est qu’à partir des Tang qu’on utilise comme matériau la pierre à proprement parler. Naît alors un engouement pour les pierres douces et imperméables comme la pierre de Duan évoquée plus haut ou la pierre de Shexian 歙县, schiste argileux noir diapré de bleu, au son métallique, provenant du Jiangxi et de l’Anhui et découvert au huitième siècle, un siècle après la première. Car c’est la céramique qui était utilisée dans les temps anciens, comme le montrent une pierre à encre à douze pics de la dynastie des Han, ou une autre en céladon, au pourtour ajouré orné d’une galerie de masques humains, datant de la dynastie des Sui (581-618) (14 x 6,3 cm) (Fig. 8). On constate aussi l’emploi de grès porcelaineux blanc des fours des Ding avec une pierre à encre de la dynastie des Song, à couvercle doté d’un large bouton de préhension, et dont les pieds sont formés par des atlantes ou cariatides en position agenouillée (15,6 x 10 cm) (Fig. 9). À l’époque des Song, nombre de lettrés demeurent en effet fidèles à la céramique, allant même jusqu’à reconvertir parfois des tuiles anciennes de l’époque des Han en pierres à encre.
La collection Yang Ermin comporte un bel exemple de porcelaine bleu et blanc de la dynastie des Qing. Le méplat de cette pierre à encre circulaire (15,6 x 5,7 cm) est entouré d’une gorge destinée à recueillir le surplus d’eau. Le pourtour est décoré de motifs végétaux insérés dans des médaillons bordés de bleu et d’un cachet de la 12e année de l’ère Jiaqing (1807) sur fond tapissé de fleurs (Fig. 10).
Une pierre à encre peut être circulaire, carrée, rectangulaire, polygonale, ovale, en forme de cithare qin, de tablette de jade, de cédrat, de coloquinte, de sceptre, ou garder son contour naturel. Une pièce de la collection Yang Ermin, en calcaire, représente deux lions affrontés (époque des Qi du Nord, 550-577), une autre, en terre cuite, évoque une pelle (fin des Tang), une autre, d’époque Song, adopte la forme trapézoïdale du caractère « vent » (风). Le répertoire des formes s’étend précisément à partir des Ming et notamment, au début des Qing, avec la célèbre Gu Erniang 顾二娘 (v. 1662-1724), active entre 1700 et1724. Ayant épousé à Suzhou un graveur de renom, cette créatrice de génie reprit le flambeau après la mort de son beau-père et de son mari. Rares étaient les femmes à pratiquer l’activité de fabricant de pierre à encre. Surnommée « Gu petit pied », elle était connue pour tâter la roche du bout de sa pantoufle et la refuser si elle en jugeait la qualité insuffisante. Illustrant la diversification des décors, une pierre de Duan pourpre et rectangulaire, de la dynastie des Qing, est gravée de motifs de deux phénix et des dix-huit arhats de la mythologie bouddhique, tandis que le méplat et la cavité rappellent la forme d’un motif de « taiji ».
Si les formes sont variables, les matériaux employés le sont également, allant du calcaire ou du grès au jade, au bois dur ou à la laque. Les plus adaptés demeurent la pierre et la céramique, le jade et la laque n’étant pas assez abrasifs. Une pierre de calcaire gris de la dynastie des Yuan (1279-1368) attire le regard par le motif inattendu de deux singes enlaçant un pic arrondi où s’inscrit le caractère « longévité » (24 x 19,3 x 14 cm) (Fig. 11). Une pièce de jade blanc veinée de noir de la dynastie des Qing est élégamment gravée d’un motif de lettré sous un pin regardant la mer (8,6 x 7,5 x 1,5 cm) (Fig. 12). On en trouve même une en fer de la catégorie dite « pierre à tiédir l’encre » (nuanyan 暖砚), c’est-à-dire dont le plat et la cavité sont surélevés sur des pieds ajourés au-dessus d’un espace vide de manière à ce que l’encre ne gèle pas, datant de la dynastie des Song du Sud (1127-1279) (13,9 x 8,7 x 11,5 cm) (Fig. 13).
Enfin, les pierres étaient généralement encastrées dans des étuis de bois, parfois de laque comme cette boîte de la dynastie des Qing à décor de voyageurs parmi les monts et les rivières, thème classique de la peinture de paysage (10,7 x 7 x 2,5 cm) (Fig. 14). La passion pour les pierres à encre rejaillissait tout naturellement sur leur contenant.
À regarder les peintures de Yang Ermin d’où émane une atmosphère si calme, si sereine, on imagine qu’il s’entoure d’accessoires du lettré (pierres à encre, mais aussi pots à pinceaux, sceaux, thé…) en les observant longuement afin de favoriser un état de concentration et de méditation propice à la création. Les pierres à encre qu’il collectionne avec discernement et éclectisme incarnent un haut degré de précision technique et de sensibilité esthétique, tout en stimulant son imagination par leur contenu symbolique. Ces outils jugés autrefois indispensables à tout calligraphe ou peintre lettré l’accompagnent de leur signification propitiatoire ou philosophique. Les matériaux, tous considérés comme nobles ou anoblis par la prestigieuse fonction dont ils sont investis, sont au service d’une idéologie que Yang Ermin réinterprète à sa guise. Comme le rappelle Claire Illouz, « il ne s’agit pas d’une pierre précieuse, mais d’un outil de pierre irremplaçable, dont les qualités remarquables expliquent la place d’honneur qu’il possède parmi les ustensiles des lettrés, qui le respectent et le chérissent depuis des siècles (...) Lui seul, immobile et silencieux come une stèle, connaît et connaîtra encore des générations d’artistes. »[11] La présence de ce trésor durable permet ainsi à Yang Ermin de tendre la main aux peintres de jadis, détachés des contingences et pour qui l’écriture-peinture n’était rien de moins qu’une émanation du monde. Lui qui se réclame de la tradition lettrée prône pourtant un usage non restrictif de la couleur, qui lui paraît correspondre à un langage plus universel que l’encre monochrome. Il ne montre dans sa peinture aucun signe de désespoir ou de folie, contrairement à nombre d’artistes chinois contemporains exprimant mal-être, souffrance ou révolte. Ses lumineux bouquets de fleurs traversés de souffle de vie, comme dans Lumière de l’aube (2001) (150 x 116 cm) (Fig. 15), reflètent plutôt une parfaite maîtrise de soi rejoignant quelque peu la quête spirituelle des Anciens. C’est ainsi que l’esthétique lettrée, totalement rejetée en Chine à partir des années 1920 et très attaquée pendant la Révolution culturelle, a pleinement retrouvé droit de cité grâce à un artiste comme Yang Ermin, mais, selon ses propres termes, sous un aspect résolument « moderne ».
Résumé :
La collection de pierres à encre de Yang Ermin, l’un des chefs de file de la peinture au lavis polychrome contemporaine chinoise, témoigne de la réinvention de la culture lettrée dans la Chine d’aujourd’hui. Outil d’écriture indispensable pour tout calligraphe, cette sorte de mortier où est broyé le bâton d’encre est également un objet d’appréciation esthétique, un « trésor du lettré » souvent orné, soigneusement conservé et transmis de génération en génération. Fabriquées tantôt en pierre de Duan, tantôt en porcelaine, parfois en jade ou dans d’autres matériaux, les huit cents pièces de la collection Yang Ermin tissent un lien étroit entre l’artiste et les maîtres du passé, leur préciosité s’expliquant autant par la matière qui les constitue que par les valeurs qu’elles incarnent.
Abstract:
The collection of inkstones of Yang Ermin, one of the leaders of the contemporary Chinese polychrome ink and wash painting, shows a reinvention of the literate culture in today’s China. An indispensable writing tool for every calligrapher, this mortar aimed at grinding inkstick is also an object of aesthetic appreciation, a “treasure of the study”, which is often decorated, carefully preserved and passed down from generation to generation. Made from Duan stone or from porcelain, sometimes from jade or other materials, the eight hundred artefacts of the Yang Ermin collection develop a close link between the artist and the master of the past, their preciousness deriving from the material they are made of as well as the values they embody.
Mots-clés : pierre à encre, collection, Yang Ermin, trésors du lettré
Keywords : inkstone, collection, Yang Ermin, treasure of the study
Bio :
Marie Laureillard, maître de conférences de langue et civilisation chinoises à l’université Lumière-Lyon 2 et membre de l’Institut d’Asie orientale, mène des recherches sur l’histoire de l’art, l’esthétique, la poésie et l’histoire culturelle du monde chinois moderne et contemporain. Parmi ses publications, on compte Au fil du pinceau : Feng Zikai, un caricaturiste lyrique (L’Harmattan, 2017) et Fantômes dans l’Extrême-Orient d’hier et d’aujourd’hui, co-dirigé avec Vincent Durand-Dastès (Presses de l’Inalco, 2017). Elle a également co-dirigé deux ouvrages à paraître en 2018, Images écrites de la Chine d’aujourd’hui et Orient Extrême : regards croisés sur les collections modernes et contemporaines. Traductrice littéraire, elle est directrice de la collection de poésie taïwanaise aux éditions Circé et vice-présidente du Centre d’étude de l’écriture et de l’image.
[1] Christophe Comentale (dir.), Yang Ermin : à la rencontre de l’Orient [catalogue d’exposition Mairie de Paris 12e], Paris : éditions du Fenouil, 2016
[2] Christophe Comentale, Les trésors du lettré, quatre ou sept ? Source : blog Science et art contemporain, article publié le 4 février 2018. URL : http://alaincardenas.com/blog/evenement/les-tresors-du-lettre-quatre-ou-sept/
[3] Catherine Delacour, Rochers de lettrés : itinéraires de l’art en Chine [catalogue d’exposition, musée Guimet], Paris : RMN, 2012, p. 39.
[4] Cité par Roger Caillois, Pierres, Paris : Gallimard, NRF, 1966.
[5] Marie Laureillard, « La poésie des couleurs chez Yang Ermin », dans Christophe Comentale (dir.), Yang Ermin : à la rencontre de l’Orient, op. cit., p. 57-87.
[6] Au sujet du mythe du lettré, on se reportera à Yolaine Escande, L’art en Chine, Paris : Hermann, 2001, p. 241-267.
[7] Cité par Lucien X. Polastron, Le trésor des lettrés, Paris ; Imprimerie Nationale, 2010, p. 82.
[8] Michel Culas, La grammaire de l’objet chinois, Paris : éditions de l’Amateur, 2001, p. 104.
[9] http://factsanddetails.com/china/cat2/4sub9/entry-5384.html
[10] Jia Pingwa, La capitale déchue, trad. Geneviève Imbot-Bichet, Paris : Stock, 1997, p. 82-83.
[11] Claire Illouz, Les sept trésors du lettré, Puteaux : Erec, 1985, p. 62.