Yang Ermin, sujet d’élégance et de création
En marge de son exposition de pierres à encre qui se tient au musée des arts asiatiques de Nice du 15 décembre 2018 à la mi-mai 2019, propos neufs sur quelques-unes de ses œuvres nouvelles.
par Christophe Comentale et Alain Cardenas-Castro

Les orientations adoptées en matière de création par Yang Ermin ne cessent de surprendre par leur caractère inattendu, récurrent, inopiné. Cette grande indépendance d’esprit renvoie à l’évolution des critères esthétiques qui se répercutent et s’affirment sur différents sujets de l’activité humaine, les Beaux-arts sont souvent influencés par des données autres ou à tout le moins différentes. Le monde de la mode, la classe des marchands d’art, les blogs et sites manipulant des données factuelles et numériques sont autant de sources potentielles pour décider de ce qu’est le Beau. Portrait d’un dandy.

Par ailleurs, la Chine, depuis plus de trois cents ans, ce qui renvoie à la dynastie des Ming (1368-1644), ne cesse d’exercer sur l’Occident un attrait où se mêlent à la fois l’horrible et le merveilleux. Les deux adjectifs « horrible » et « merveilleux » utilisés dès le XVIe siècle et durant tous les siècles suivants par des hommes d’église et des marchands, des financiers ; notamment français, italiens comme Francesco Carletti[1],
Thomas Dobrée[2], Enrico Cernuschi[3], Daniello Bartoli[4], Matteo Ripa[5], voire même Matteo Ricci (connu sous son nom chinois 利瑪竇), continuent d’être tout à fait d’actualité avec l’intensification des échanges politiques, commerciaux, - artistiques, donc - , ils vont cahin-caha pour ces derniers, ils montrent en cela le peu de continuité de la pensée humaine…
Bref, c’est à tout ce contexte d’indécision générale et de manque de repères personnels que des créateurs comme Yang Ermin ne cessent d’aller de l’avant. Lors de ses expositions en France, à la mairie de Paris, au musée chinois du quotidien 杜泽林博物馆de Lodève, il a pu constater quel était le regard occidental sur son œuvre peint, gravé ou sculpté.

La peinture française a eu avec le mouvement pointilliste, avec les Nabis aussi, une force esthétique tout à fait particulière. Lorsque des peintres comme Vuillard et Bonnard vont, à l’aide de leurs notations polychromes, traduire la douceur et la force cachée de l’électricité qui rayonne dans une pièce, un grand salon bourgeois, une superbe salle de concert ou encore lorsqu’ils traduisent le bien-être d’une famille profitant du jardin de la propriété familiale, ces artistes « bourgeois », - comme l’a été toute cette génération de peintres -, ont montré que le bien-être allait de pair avec l’élégance.

La classe nantie occidentale est passée depuis lors par des filtres autres, l’un des derniers étant un aspect rude voir choquant duquel se dégage une énergie volontairement agressive, animale, allant de pair avec une tenue vestimentaire volontairement débridée. Pourquoi pas ? Il n’empêche que cette classe nantie, parfois peu dans le plaisir d’apprécier l’excellence du raffinement qui pourrait l’entourer mais plutôt dans la hâte de consommer, cette nouvelle classe nantie n’en continue pas moins à chercher de nouveaux plaisirs, de nouvelles images. Assez naturellement, elle va, par le biais de medias informatiques, avoir accès à des images souvent raffinées, retravaillées en amont. Cette nouvelle ingénuité dans laquelle s’est glissé un désir de compassion sociale – faire le bien autour de soi afin de déculpabiliser d’une attitude personnelle comme un fil justificatif d’un choix iconographique « juste », est une phase de transition que l’Europe trouve, sur fond religieux souvent masqué mais douloureusement présent.

L’Occident, oublieux de changements de l’état du monde, préfère occulter les statuts des pays en mutation. Ainsi en va-t-il de la Chine qui a assis une domination reposant sur une force de travail quasi infime, elle-même sur fond de société confucéenne, là où l’obéissance est a priori un critère immuable. Soit dit en passant, l’Europe, l’Occident ont compris cette vertu de confucianisme et surtout l’importance de son application sociale, vecteur de nouvelles orientations qui sont en train de se mettre en œuvre. A cet égard, le choix fruste du nouveau président de la République est significatif : il a joué et joue encore le choix d’une classe dominante sans idéal, sans base esthétique particulière et surtout une déculturation progressive et efficace du pays avec la mise en place de nouvelles élites, des économistes et administratifs usant de critères stéréotypés et vides de sens. Cela dit, attendons que, tel le phénix, le plaisir des images renaisse. C’est là qu’interviennent les créations de Yang Ermin. Il prône avec brio dans différents textes, - dont j’ai traduit en français des éléments essentiels -, il prône une peinture qui conserve ses racines, sans critères d’appréciation, mais à travers l’œil, autonome et libre, de chaque artiste.
Et surtout, au niveau de la mise en pratique de cet œuvre, l’utilisation du lavis sans que cette technique soit jugée comme traditionnelle. Au contraire, Yang Ermin aime l’utilisation d’un lavis qui sera comme un médium tout à fait flexible, travaillable, qui pourra être appliqué selon différentes couches, aboutissant ainsi à des transparences comme à des opacités voulues. Les comparaisons avec de grands peintres chinois, Xu Beihong徐悲鸿, Lin Fengmian林风眠, sont bien choisies car ces deux maîtres n’ont pas, à leur époque, hésité à bousculer des critères esthétiques alors en vogue, l’un tenant d’un réalisme quelque peu forcené, l’autre étant amateur d’une abstraction invasive. En l’occurrence, chacun n’a souhaité voir que ces images qui facilitaient l’expression de sentiments personnels, la traduction de thèmes dont le substrat allait de pair avec une sensibilité propre. Ce qui est plaisant avec ce collectionneur de pierres à encre et d’objets de lettré, c’est que, tout en appréciant avec beaucoup de sensibilité des matériaux comme la pierre, la céramique, la porcelaine, tout en aimant beaucoup l’histoire de son pays, en étant un érudit qui collectionne une pièce ming ou qing en raison de sa provenance, par exemple si elle a appartenu à un fonctionnaire ou à un lettré connu, il sait la place que ces témoignages du passé doivent conserver.

C’est ainsi que la calligraphie est quasi inexistante de ses œuvres. J’aime particulièrement cette attitude libre face à l’Histoire et aux critères de choix. C’est un peu comme lorsque j’ai, face à moi, l’œuvre d’un peintre français qui, en 2018 va peindre comme Renoir ou Pissaro : je féliciterai le technicien afin de lui être agréable, serai heureux de voir que ces images le réconfortent, mais je doute avoir vraiment le coup de cœur face à cette esthétique. Un des tout derniers nabis, Michel Debiève, presque centenaire, a, au fil de sa vie, beaucoup évolué, d’une peinture tout en notations polychromes vers un style simplifié et plus personnel. Il a su rester vrai, fidèle à des engagements instinctifs !

C’est pourquoi, lorsque Yang Ermin peint ses sujets, soit un personnage en situation, la force de l’attitude, l’aspect des matières et un environnement toujours très calme, soit un paysage, en particulier le Mont Taihang où il aime se ressourcer et qu’il traduit avec des lavis épais, soit encore lorsqu’il réalise ses superbes natures mortes, il entraîne le suffrage du public occidental qui ne s’y est pas trompé. Les œuvres ont la puissance du calme qui les entoure, de la perfection du lieu dans lequel chaque objet, chaque accessoire s’inscrit. Au plaisir de la vie se mêle le raffinement du détail.

En ce début de XXIe siècle, savoir proposer au regard aride des biens les plus sophistiqués des tranches de vie aussi « simples », frontales, de telles séquences de plaisir ne peuvent plaire qu’à une société en pleine mutation, à une société qui a appris que derrière la simplicité apparente se dessine l’élégance calme, forte et stable d’une autre société. C’est en cela que Yang Ermin est novateur et qu’il apparaît comme le chef de file de cette nouvelle orientation qu’est ce courant de l’élégance. Comme cela est rappelé dans un des articles qui constituent le catalogue édité pour accompagner l’exposition de Paris : « Certains critiques chinois rappellent que Yang a, tôt, réalisé des natures mortes qui avaient comme points de départ des approches de Monet ou de Cézanne, les grands aînés occidentaux alors proposés au monde estudiantin dans son ensemble.
C’est à juste titre que Yang Ermin est actuellement considéré comme l’un des novateurs de son époque en matière de peinture exécutée au lavis d’encre et de couleurs. Son activisme lui vaut par ailleurs d’être à la direction de l’Institut de recherches sur les œuvres au lavis de l’Académie des arts de Nankin.

Ses séminaires proposent des réflexions ouvertes. Ainsi la question de l’originalité personnelle dans le domaine de la peinture au lavis moderne. « C’est là – dit-il - une question récurrente sous la plume des théoriciens et praticiens. Voilà près de 25 ans que les interrogations se prolongent, que les colloques voient des propositions enchaînées solliciter l’attention des présents, collectionneurs, amateurs d’art… ». Comme il le souligne par ailleurs, « l’un des points ignorés dans le domaine de la peinture moderne est que l’utilisation traditionnelle de la couleur dans la peinture au lavis est encore limitée à une conception ancienne dans laquelle il n’y a aucune place pour des couleurs intenses. Dès le siècle passé, les artistes chinois ont lutté pour changer ce statut en voulant redonner un certain impact à la couleur plutôt qu’à l’encre. Lin Fengmian a su trouver le juste milieu entre l’encre sombre et la couleur forte. Ce type d’approche n’a pas fait école, cependant, une nouvelle forme de peinture à l’encre devient de plus en plus présente. Dans la Chine d’aujourd’hui, la peinture qui sollicite le lavis d’encre en binôme avec une couleur intense, forte est devenue plus présente, elle va être le principal courant de l’art chinois ». Yang Ermin considère aussi que « nous sommes maintenant dans un monde de la couleur, pourquoi la peinture au lavis devrait-elle se limiter à l’utilisation de l’encre ? Est-ce lié à son seul nom de lavis d’encre ? Si des peintres qui pratiquent le lavis traditionnel n’osent pas utiliser la couleur, cela est bien une problématique toute individuelle, et non pas lié à un problème de matériau (…). Chers collègues si vous vous livrez à des essais sur du papier de riz, ajoutez davantage de couleur à vos œuvres ! Vous obtiendrez ainsi de merveilleux effets ! [6]». Ces propos montrent que la formation lente, approfondie de Yang Ermin a permis à ce plasticien de penser de façon large et sensée à la nécessité de cadres intellectuels autres pour des sujets qui vont trouver toute leur faveur pour le développement de sa pratique ».
En 2019, le musée Marcel Sahut de Volvic devrait lui ouvrir ses portes. Dans le cadre naturel de cette ville entre pierre volcanique et forêts profondes, Yang Ermin va présenter ses lavis et aussi quelques sculptures en bronze, des fruits dont l’aspect raffiné entraîne dans son sillage une beauté agacée, contrariée, parfois modifiée sous l’action du temps, le temps qui reste le seul battement de la vie.
Renvois bibliographiques (sélection)
Titres généraux
Gao Minglu (Ed.), New Chinese art, inside out. New York – Londres : University of California press, 1998. 223 p. ill. Bibliog. Index.
Comentale, Christophe, Les estampes chinoises : invention d'une image. Paris : Éd. Alternatives, 2003. 143 p. : ill. en noir et en coul. Bibliogr.
Christophe Comentale, Cent ans d’art chinois 1909 - 2009, Paris : Ed. de la différence, 2010. 398 p. : ill. en coul. Bibliog. Index.
Comentale, Christophe, Portraits de créateurs chinois : les essentiels du 20e siècle : essai. Taipei : Artist publishing co., 2009. 249 p. : ill. en noir et en coul.
Titres relatifs à Yang Ermin
Yang Ermin, 杨佴旻. 1992-1999 : 杨佴旻水墨画展
[北京] : [中国美术馆], [1999]. 54 p) : ill. ; 21 x 24 cm
His epic : nation-wide touring exhibition of Yang Ermin's innovative ink wash painting : 他的史诗: 杨佴旻新水墨画中国巡回展作品集
北京 : 荣宝斋出版社, 2012 ; 181页 ; 29×29 cm
[Exposition. Lodève, Galerie Ô marches du palais. 2014]
Le rêve du futur : exposition de lavis d'encre de Yang Ermin, Lodève, Ô marches du palais, [6 juillet-31 août] 2014 / [organisée par l'Association Méli-mélo-concept] ; [catalogue par Christophe Comentale, Marie Laureillard, Yang Liang, et al.]
Lodève : Ô marches du palais, [2014]. 105 p. : ill. en coul. ; 24 cm
[Exposition. Paris, Mairie annexe du 12e arrondissement. 2016]
Yang Ermin, À la rencontre de l'Orient: exposition, Mairie de Paris 12e, du 3 au 29 octobre 2016 / commissaire de l'exposition, Christophe Comentale. Éditions du Fenouil, 2016. 168 p. : ill. en coul.
Texte en français, et en anglais, trad. du chinois.
[1] Francesco Carletti (1573-1636), Florentin né et mort dans cette ville de Toscane, est un voyageur et marchand italien, premier explorateur à avoir effectué un tour du monde commercial. Son père Antonio Carletti l'accompagne dans son périple.
Trafiquant d'esclaves, il part de Séville en 1594 pour un voyage commercial autour du monde. Il passe alors par Panama et le Pérou où il étudie l'usage du cacao, les Philippines, Macao et le Japon où il observe la nature et l'exploitation des graines de soja. En 1606, il importe en Italie le chocolat.
[2] Thomas Dobrée (1810-1895) est le fils d'un riche armateur. Il, se retrouve en 1828 à la tête d'une grande fortune qu'il utilise à l'acquisition de collections occidentales et chinoises (peintures, estampes, orfèvrerie, mobilier, tapisserie...). Pour abriter ses oeuvres, il conçoit de construire un palais s'inspirant de l'architecture médiévale sur des terrains acquis par lui dans la ville de Nantes. Par Par une décision testamentaire de ce mécène, cet édifice est devenu en 1895 musée départemental de la Loire-Inférieure.
[3] Enrico Cernuschi (Milan, 1821-Menton, 1896) est un banquier, économiste, journaliste et collectionneur d’art, il rassemble quelque 5000 pièces asiatiques, japonaises et chinoises. En 1873, après le succès remporté par l’exposition de ses collections orientales au Palais de l’Industrie, il songe à en doter Paris. Cependan, il fait bâtir, en 1873-1874, au no 7 avenue Vélasquez à l’angle du parc Monceau, un superbe hôtel par William Bouwens van der Boijen, où il réunit ses immenses collections d’art d’Extrême-Orient., il légua ensuite le tout, Hôtel et collections, à la Ville de Paris, sous la condition que ce musée de trésors asiatiques porterait son nom.
[4] Daniello Bartoli (Ferrare, 1608 – Rome, 1685), est un prêtre jésuite italien, homme de lettres, historien ecclésiastique et écrivain de renom. Après des premières études littéraires au collège jésuite de Ferrare, Bartoli entre au noviciat de la Compagnie de Jésus de Novellara en 1623. Les deux années de formation spirituelle terminées il enseigne la classe de rhétorique à Plaisance et la philosophie à Parme. Révélant un talent littéraire évident et des dons oratoires il enseigne l’éloquence sacrée durant quatre ans à Parme tout en commençant, en 1633, ses études de théologie en vue du sacerdoce. Nommé historien officiel de la Compagnie de Jésus, à Rome, il consacre son temps exclusivement à l’écriture. Ce sera sa mission jusqu’à la fin de sa vie.
Travailleur infatigable, malgré une santé précaire, il rédige une Histoire de la Compagnie de Jésus, premier essai d’envergure dans ce domaine-là. Il commence par l’Asie: Inde (publié en 1653), Japon (en 1660) et Chine (en 1663). Puis suivent deux volumes sur les Jésuites en Europe: Angleterre (1667) et Italie (1673)….
[5] Matteo Ripa马国贤 (Eboli, 1682 – Naples, 1746), est un missionnaire italien, également peintre, graveur et cartographe. Il séjourne de 1710 à 1723 à la cour de l'empereur de Chine Kangxi et a laissé des Mémoires accompagnés de planches gravées qui sont un intéressant témoignage sur la civilisation chinoise de cette époque.
[6] Outre les propos consignés lors de différents entretiens avec l’artiste, Yang développe son propos dans une importante publication, Nation-wide touring exhibition of Yang Ermin ‘s innovative ink wash painting : his epic, portfolio. Beijing : Ed. Rongbaozhai, 2012.181 p. ill.